Ils s’appellent Abba Kabir, Mohamed Bessallah, Ab-del-Kader. Personne à leur sujet ne se pose la question : que sont-ils devenus ? Ils avaient entre 7 et 14 ans dans les années vingt du vingtième siècle. Au moment où leurs dessins furent recueillis par Denise Moran qui les publia dans Tchad, un livre ethno-biographique paru chez Gallimard en 1934. Et bien oublié depuis.
La plupart y sont désignés par un simple prénom : Zacharia, Doungouss, Yalinga, Hadoum, Hamidé, Bourma. Quelques adultes aussi parmi eux. Choisis parce que débutants : Mohamed Damba (20 ans), Malloum Mohamed (30 ans), Mohamed Faki (20 ans) qui « n’avait jamais dessiné ».
Où êtes-vous, artistes sans le savoir, créateurs sans peine, innocents magiciens de la forme ? N’était votre absence de notoriété, le bon grain de vos noms ne mériterait-il pas de s’intégrer dans un chapelet où Vassily Kandinski, Paul Klee, Gaston Chaissac, Jean Dubuffet se comptent déjà ?
Perles sauvages, perles cultivées en liberté. Les premières se distinguant par leur rareté. Les secondes par leur superbe indifférence au calibrage de la pensée.
Il est significatif que cette suite de 24 dessins à l’état natif ait été insérée dans un livre qui contient des vérités sans détour. « Coloniser est insoluble et criminel » (page 233) ne craint pas d’affirmer Denise Moran qui accompagna Edmond Savineau, son époux, en Afrique où il était administrateur.
Fondatrice de plusieurs écoles, sa connaissance du terrain ne se borne pas à des rapports scientifiques. Elle témoigne avec une lucidité indépendante du quotidien révélateur des rapports sociaux et mentaux entre Noirs et Blancs.
De l’incompétence, de la bêtise, de l’alcoolisme et de la brutalité des colons surtout. Mais aussi des moyens plus ou moins bons (quoique puisés dans leur langage, leur religion ou leur culture) que les Africains se voient contraints de leur opposer.
C’est par le constat de ce quiproquo tragique, de cet écart constitutif, que le livre de Denise Moran mérite dans nos bibliothèques de trouver sa place près de L’Afrique fantôme de Michel Leiris.
C’est aussi pour cela qu’il mériterait d’être réédité.